A l’aube d’un Martin blême. 
Le monde dort encore mais nous, non : nous cliquetons déjà. Une grappe de cyclistes hallucinés s’extrait du néant, lycra tendu comme une promesse électorale, haleine chargée de café rassis et de rêves de watts. Le club SCS est là. Le club, entité mystique, hydre à douze dérailleurs, persuadée qu’un dimanche matin sans souffrance est un dimanche perdu.
Le gourou arrive.
Silencieux.
Grave.
GPS vissé au cintre comme les tables de la loi.
Il est préposé à la trace, ce qui, dans notre micro-société, équivaut à grand prêtre, astrologue et contrôleur SNCF réunis. Sa parole est ligne continue. On ne la coupe pas.
On part.
Ça roule d’abord tranquille, soi-disant. Conversation faussement détendue, mensonges éhontés du type “on reste ensemble”, “sortie récup”, “juste 80 bornes”. Les jambes tournent, les egos aussi. Le soleil se lève à contresens. Les compteurs mentent. Les pulsations montent comme une révolte sociale.
Puis La Crau.
Le territoire Craurois ce n’est pas un lieu.
C’est un état mental.
Un désert de zone humide où le vent malveillant choisit toujours le plus faible pour en faire son ennemi intime. On y fait l’arrêt rituel : CHCV. Acronyme sacré. Personne ne sait vraiment ce que ça veut dire, mais tout le monde sait que ça implique un café trop court et un sandwich beaucoup trop petit.
Le buffet apparaît.
Mirage.
Chocolats empilés comme des disques de frein, gâteaux marbrés luisant d’huile de chaine à vélo.
Sucres emballés individuellement pour mieux nier leur culpabilité.
On se jette dessus pour s’échauffer – concept clé : s’échauffer après 50 bornes, logique parfaitement circulaire, comme nos excuses. Le ventre est plein. Les fermetures éclair gémissent. Les verres en carton débordent de café brûlant. Quelqu’un parle de glycémie. Un autre mange quand même.
Le gourou regarde sa trace.
Il fronce les sourcils.
Mauvais signe.
Retour.
Enfin… retour…
Très vite, l’ordre se délite.
Un sprint spontané naît sans déclaration préalable, comme une guerre balkanique. Deux partent. Trois suivent. Un s’arrête pour régler un problème imaginaire. Un autre “a une fringale” mais attaque quand même. Les groupes explosent, implosent, se recomposent selon des lois que même la physique quantique refuse d’assumer.
Le gourou hurle intérieurement.
Sa trace est profanée.
Les lignes droites deviennent des options.
Les ronds-points des séparations conjugales.
On rentre en ordre dispersé, chacun persuadé d’avoir fait la bonne sortie, le bon rythme, le bon choix. Le club arrive par vagues, silhouettes cassées, héros anonymes de leur propre épopée minuscule.
Dernier regard triste, abandonné par son disciple Daniel, le gourou soupire. Il sauvegarde quand même la sortie sur strava. » au moins moi !!! j’ai fait le parcours »
Alors la mission est accomplie.
Le Dimanche est sauf, le gourou rechargera une nouvelle trace, et la Crau continuera d’aspirer des cyclistes convaincus qu’un buffet fait partie de l’échauffement.
Dimanche prochain, même heure,
même délire.
Et on recommencera, évidemment.
Et faites gaffe
si quelqu’un dit « sortie cool »,
c’est que la littérature est déjà en train de s’écrire



